Affaire PEMETREXED en France : l’interprétation de brevet qui valait 28 millions

Rejoignant la majorité des tribunaux européens, le Tribunal Judiciaire de Paris a jugé que le brevet d’Eli Lilly, qui porte sur l’administration combinée de pemetrexed disodique et de vitamine B12, a été contrefait par la commercialisation du pemetrexed diacide de Fresenius. Il a par ailleurs octroyé un montant record de dommages-intérêts de 28 000 000 € : c’est une première en Europe.

1. La « saga » pemetrexed est l’une des plus suivies et des plus retentissantes qu’ait connu le contentieux européen des brevets d’invention ces dernières années. Après plusieurs décisions, notamment dernièrement aux Pays-Bas (1) et en en Allemagne (2), c’est au tour du Juge français de se prononcer dans un jugement qui fera date. Dans sa décision du 11 septembre 2020, le Tribunal Judiciaire de Paris (ci-après « TJ de Paris ») a rejoint la position retenue dans la majorité des pays européens, en jugeant que le brevet EP 1 313 508 (ci-après « EP 508 »), qui porte sur l’administration combinée de pemetrexed disodique et de vitamine B 12 pour le traitement du cancer du poumon (vendu sous la marque Alimta®), était contrefait par la commercialisation du pemetrexed diacide par Fresenius Kabi. Le Tribunal a en outre octroyé 28 000 000 € de dommages et intérêts à la demanderesse, un record en Europe, où c’est à notre connaissance la première fois qu’une telle somme est accordée à l’issue d’un contentieux de brevet d’invention.

2. Le brevet EP 508 invoqué en l’espèce porte sur l’administration combinée du médicament pemetrexed disodique avec de la vitamine B 12, et éventuellement avec de l’acide folique, pour traiter deux types de cancer du poumon. Sa revendication 1 est rédigée comme suit :

 

« 1. Utilisation du pemetrexed disodique dans la fabrication d’un médicament pour une utilisation dans une thérapie en combinaison destinée à inhiber la croissance tumorale chez des mammifères auxquels ledit médicament doit être administré en combinaison avec la vitamine B12 ou un dérivé pharmaceutique de celle-ci, ledit dérivé pharmaceutique de la vitamine B12 étant l’hydroxocobalamine, la cyano-10-chlorocobalamine, le perchlorate d’aquocobalamine, le perchlorate d’aquo-10-chlorocobalamine, l’azidocobalamine, la chlorocobalamine ou la cobalamine. »

 

Le pemetrexed disodique constitue un agent anti-cancéreux toxique ayant des effets secondaires importants. Conformément au brevet, la combinaison avec la vitamine B 12 diminue cette toxicité, ladite vitamine réduisant le niveau d’acide méthylmalonique sans altérer l’efficacité du pemetrexed.

Fresenius a obtenu en 2016 une autorisation de mise sur le marché pour un générique d’Alimta®, le Pemetrexed Fresenius Kabi®, et depuis elle commercialise ce générique sur le territoire français. Le résumé des caractéristiques produit prévoit un régime de prémédication obligatoire selon lequel le médicament doit être combiné avec de la vitamine B 12, comme l’indique également le brevet EP 508. Toutefois, le médicament de Fresenius inclut un pemetrexed diacide et non un disodique (les cations sodium sont remplacés par des cations hydrogène).

3. Ainsi, le TJ de Paris a été conduit à se prononcer sur la portée du brevet, sur sa contrefaçon, sur sa validité ainsi que sur les dommages et intérêts.

Une fois n’est pas coutume le Tribunal a rejeté les arguments de nullité du brevet avancés par la défenderesse (extension de l’objet au-delà du contenu de la demande, insuffisance de la description, et défaut d’activité inventive) en dernier lieu, c’est-à-dire après avoir interprété le brevet et considéré qu’il était contrefait.

S’agissant de la portée du brevet, le Tribunal s’est fondé sur l’article 69 CBE (les revendications doivent être interprétées à la lumière de la description et des dessins) et son protocole d’interprétation. Il relève ainsi qu’en l’espèce la description fait référence à la classe générale des médicaments antifoliques, à laquelle appartient le pemetrexed disodique, ce qui semble résulter du fait que la demande telle que déposée revendiquait un antifolate, avant que sa portée ne soit limitée au pemetrexed disodium. Le Tribunal en conclut que la contribution technique de l’invention réside dans l’utilisation combinée d’un médicament antifolique, et en particulier de l’antifolique pemetrexed disodium avec la vitamine B12, la forme disodique du principe actif étant quant à elle sans importance. Ainsi, « l’homme du métier sait que la partie active du principe actif du pemetrexed est l’anion (qui est à la fois à l’origine des effets thérapeutiques et des effets secondaires indésirables), lequel combiné à la vitamine B12 (et éventuellement à un acide folique), et comprendra , sans s’arrêter à la formulation littérale des revendications, que l’invention réside dans l’administration combinée du principe actif, quelle que soit sa forme, avec les autres substances revendiquées au brevet ». Notons que pour arriver à cette conclusion le Tribunal se réfère également au dossier d’examen, qui constitue donc une source d’interprétation supplémentaire (outre la description et les dessins).

S’agissant de la contrefaçon du brevet, le Tribunal déduit de sa lecture de la portée du titre que le médicament commercialisé par Fresenius contrefait directement EP 508, car tous les moyens essentiels de l’invention y sont reproduits, peu important que la modification de forme, de matière ou de disposition, par l’emploi d’un sel distinct. En effet, le médicament générique de Fresenius est composé du même ingrédient actif, le pemetrexed, et son administration doit être combinée, comme le prévoit le brevet EP 508, avec de la vitamine B12 et de l’acide folique. Le remplacement de la forme disodique du pemetrexed par sa forme diacide est sans incidence, dès lors que c’est un antifolate combiné à la vitamine B 12.

4. Cette interprétation de la portée du brevet attire particulièrement l’attention.

Rappelons que selon protocole d’interprétation de la CBE, auquel son article 69 se réfère, l’interprétation des revendications doit éviter les écueils que constituent une interprétation trop littérale et une interprétation trop extensive du brevet .

Il faut bien comprendre que tandis que l’objet de l’invention se limite au contenu du brevet, la notion d’étendue de la protection laisse, au contraire, une place à l’interprétation prétorienne du brevet. On a ainsi identifié trois zones de protection : l’objet direct de l’invention (domaine strict et rejet des équivalents) ; l’objet de l’invention (domaine médian avec équivalents évidents) ; l’idée inventive (domaine étendu avec équivalents non évidents) (4). Ces trois zones résultent soit d’une interprétation directe du brevet (objet direct de l’invention et objet de l’invention) soit d’une interprétation dérivée du brevet (idée inventive) (5). Les deux interprétations antagonistes évoquées par le protocole correspondent respectivement à l’objet direct de l’invention (qui se limite strictement au contenu du brevet) et à l’idée inventive (qui étend la protection largement jusqu’à l’idée inventive). Autrement dit, une lecture strictement structurelle des revendications est opposée à une lecture strictement fonctionnelle. Sachant que dans le second cas c’est l’idée inventive – idée de laquelle découle la structure de l’invention – qui délimite le périmètre de la protection.

Ainsi, quand dans l’affaire rapportée le Tribunal estime que les deux formes de pemetrexed résultent d’une idée identique (utiliser un antifolique), il semble clairement opter pour une interprétation basée sur l’idée inventive. Cette position n’est pas nouvelle dans le secteur pharmaceutique dans la jurisprudence française. En effet, dans une affaire rosuvastatine le Tribunal avait déjà récemment décidé de se référer au contenu de la description pour exclure un sel donné du champ de la revendication et en déduire qu’il n’y avait pas de contrefaçon (6). Le brevet invoqué visait alors un composé actif rosuvastatine sous la forme d’un acide ou d’un sel non toxique pharmaceutiquement acceptable de celui-ci et le Tribunal avait jugé que la défenderesse ne commettait pas d’acte de contrefaçon parce que le sel de zinc utilisé par la défenderesse ne pouvait pas constituer un « sel non toxique pharmaceutiquement acceptable » tel que revendiqué, à la lumière de la description (qui ne visait que les sels dans lesquels le cation est un ion de métal alcalin, un ion de métal alcalino-terreux ou un ion ammonium).

Cette position n’est pas sans susciter des difficultés. Dans l’affaire pemetrexed cela a profité au breveté, mais la solution inverse peut aussi prévaloir, comme dans l’affaire rosuvastatine en 2018. En tout cas, si le raisonnement du Tribunal peut, comme en l’espèce, se révéler juste d’un point de vue technique, d’un point de vue juridique, on ne peut omettre que les règles du droit des brevets sont malmenées et que la sécurité juridique qu’elles visent à instaurer l’est donc avec elles. La portée large de la revendication permet même au Juge de se passer de la doctrine des équivalents et de retenir une contrefaçon directe. Cela dit, à y regarder de plus près, il n’en demeure pas moins que l’interprétation de la portée relève de ladite doctrine, dès lors qu’il s’agit de se fonder sur la fonction des moyens et non sur leurs structures. D’ailleurs, le juge anglais a estimé, à propos du même médicament, qu’en droit français il y avait effectivement une contrefaçon par équivalent et non une contrefaçon directe (7). Quoiqu’il en soit, l’interprétation retenue dans le jugement rapporté, comme dans l’affaire rosuvastatine, paraît d’autant plus libérale que le Juge n’est pas contraint par la qualification de l’équivalence, qui exige que deux moyens ne soient équivalents que s’ils produisent les mêmes effets, qu’ils sont employés de la même manière et qu’ils produisent une solution identique (8). Cette position a de quoi surprendre : en France, depuis la loi du 2 janvier 1968, les revendications fixent l’objet de la protection et la description n’est pas censée être un réservoir dans lequel le breveté – ou le demandeur à la nullité – peut puiser pour délimiter la protection (9). Or, il ne fait guère de doute que le raisonnement adopté en l’espèce invite à puiser dans la description, de telle sorte qu’il pourrait à l’avenir soulever de sérieuses difficultés, notamment lors des études de liberté d’exploitation.

5. Last but not least, le Tribunal a accordé 28.000.000 € de dommages-intérêts, montant qui est à notre connaissance une première en Europe.

Selon la pratique actuelle du Tribunal de Paris, dans ce type d’affaires, les défendeurs sont tenus de présenter leurs livres au demandeur, afin que le montant définitif des dommages et intérêts puisse être calculé. En attendant cette enquête sur les dommages et intérêts, le Tribunal a ordonné aux défendeurs de verser une avance sur les dommages subis par chaque demandeur, qui s’est en l’espèce consistait dans une avance sur les redevances de 8 000 000 €.

Le distributeur français du médicament Alimta®, la société Lilly France, a en outre obtenu une avance de dommages et intérêts de 20.000.000 €, pour concurrence déloyale.

Enfin, concernant l’article 700, le jugement impose aux défendeurs de payer 350 000 € aux demandeurs.

6. Tout compte fait, le jugement rendu dans l’affaire pemetrexed, avec la technicité de l’analyse du Tribunal et la somme de dommages et intérêts accordée, confirme la tendance actuelle tendant à faire de Paris une place incontournable du contentieux des brevets – notamment dans le secteur pharmaceutique (10) – en Europe. Un message fort au moment même où commence les discussions sur le futur emplacement de la section « pharma » de la division centrale de la JUB, qui devait initialement se situer à Londres. « France is back » ?

3.  Voir D. Stauder, Die Entstehungsgeschichte von Artikel 69(1) EPÜ und Artikel 8(3) Straßburger Übereinkommen über den Schutzbereich des Patents, GRUR Int. 1990, p. 793. – J. Pagenberg et W. Cornish, Interpretations of Patents in Europe. Application of Article 69 EPC, Carl Heymanns Verlag, Heymanns Intellectual Property, 2006.
4.  B. Geissler, Rapport Allemagne (République fédérale), in Les brevets d’invention : rédaction et interprétation, sous la direction de J. Boucourechliev et J.-M. Mousseron, PUF, Le droit des affaires, 1973, p. 21, voire spécialement nos 36 et s.
5.  D. Merz, La revendication en droit européen des brevets, Juris Druck, 1982, no 2.1.6, p. 60.
  TGI Paris, 2 février 2018, Shionogi Seiyaku Kabushiki Kaisha, AstraZeneca & AstraZeneca UK Ltd v. Biogaran, RG No. 16/13292.
7.  Actavis UK Limited and others v.  Eli  Lilly  and  Company  ([2017]  UKSC  48).
8.  J.-P. Stenger, La contrefaçon de brevet en droit français et en droit américain, Cujas, Hermès, 1985, no 185 et s., p. 164 et s. ; G. Vander Haegen, Les inventions mécaniques et le principe des équivalents, C. Desoer, 1918, p. 78. Vander Haegen a été le premier auteur francophone à consacrer une étude à cette théorie d’origine germanique.
9.  Voir par exemple avance TGI Paris, 9 janvier 2008, Banque Centrale c/ DSSI, RG No. 06/05848 et CA Paris, 17 Mars 2010, RG No. 2006/5848.
10. En ce sens nous pouvons également citer l’exemple de l’affaire Novartis contre Teva. Voir TGI Paris, 7 juin 2018, RG No. 16/15196.

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