Un défi juridique au cœur de l’innovation technologique
Les intelligences artificielles (IA) ne se contentent plus d’exécuter des tâches : elles conçoivent, optimisent, résolvent, et parfois… inventent. Dans certains domaines, comme la chimie, l’ingénierie ou la santé, des systèmes d’IA ont proposé des solutions techniques inédites. De là à considérer ces inventions comme brevetables, il n’y a qu’un pas. Mais qui peut en être l’inventeur ? Et surtout, que dit le droit ? Cet article propose de faire le point, de façon claire et accessible, sur cette question complexe et passionnante.
Ce que dit le droit des brevets aujourd’hui
Les conditions pour obtenir un brevet
Le brevet est un droit de propriété industrielle qui protège une invention technique pendant 20 ans. Pour obtenir un brevet, il faut respecter trois conditions cumulatives :
- La nouveauté
- L’activité inventive (ce que l’on pourrait appeler la non-évidence)
- Une application industrielle
Cette définition, présente dans l’article L611-10 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), est également reprise dans les conventions européennes et internationales.
L’inventeur doit être humain… pour l’instant
Un principe fondamental gouverne aujourd’hui le droit des brevets en France comme en Europe : seule une personne physique peut être désignée comme inventeur. L’IA, qui n’est pas une personne, ne peut pas être titulaire d’un droit.
Cette position a été confirmée par plusieurs autorités, notamment par l’Office européen des brevets (OEB), qui a refusé en 2020 une demande de brevet où l’inventeur déclaré était une IA nommée « DABUS ». La raison ? L’inventeur doit être une personne humaine, seule capable d’avoir une intention créatrice
Peut-on contourner l’obstacle ? Trois cas à distinguer
L’IA comme simple outil : brevet possible
Si une IA est utilisée comme outil d’aide, par exemple pour trier des données, suggérer des structures, ou optimiser un design, l’invention est le fruit d’un travail humain assisté par la machine. Dans ce cas, il n’y a pas de difficulté : le ou les humains ayant piloté le processus peuvent être considérés comme inventeurs, et le brevet est possible.
L’IA comme co-auteur : zone grise
Les choses se compliquent lorsqu’une IA joue un rôle central dans l’invention. Si elle propose de manière autonome une solution inédite, mais que l’humain conserve une forme de supervision ou valide le résultat, la qualification d’inventeur humain peut être discutée. Qui est réellement à l’origine de l’invention ? Le débat est ouvert.
L’IA comme inventeur autonome : brevet impossible à ce jour
Lorsqu’une IA génère une invention sans intervention créative humaine directe, la loi ne permet pas aujourd’hui de lui reconnaître la qualité d’inventeur. Aucune personne physique n’est identifiable comme auteur intellectuel de l’invention. Résultat : l’invention pourrait ne pas être brevetable… et tomber dans le domaine public.
Faut-il changer la loi ? Les pistes envisagées
La proposition d’un droit sui generis
Certains experts envisagent la création d’un droit sui generis, spécifique aux inventions générées par IA. Il s’agirait d’un système juridique parallèle au brevet, avec des conditions d’attribution et de durée adaptées. Le titulaire pourrait être le propriétaire de l’IA, son développeur, ou son utilisateur selon les cas. Cette solution aurait le mérite de garantir une protection tout en s’adaptant à la réalité technologique
Vers une reconnaissance indirecte de l’inventeur ?
Une autre piste consisterait à attribuer la qualité d’inventeur au programmeur, ou à l’utilisateur, selon le niveau d’intervention humaine dans la création. Cela reviendrait à élargir la notion d’invention à des situations où la créativité humaine est diffuse, voire absente, mais où une responsabilité humaine existe.
Le risque d’un vide juridique et ses conséquences
Des incertitudes pour les entreprises
Les entreprises investissant dans les IA créatives peuvent se retrouver face à un paradoxe juridique : une invention techniquement brillante, mais juridiquement non protégeable. Cela soulève des enjeux économiques importants, notamment en matière de valorisation des actifs immatériels.
Un risque de contentieux et de piratage
Sans protection par brevet, une invention peut être copiée librement. Cela pose un risque en termes de secret d’affaires, de perte d’avantage concurrentiel, et d’incitation à l’innovation. À défaut de brevet, d’autres mécanismes juridiques (confidentialité, contrats, savoir-faire) doivent être mobilisés, mais ils n’offrent pas le même niveau de protection.
L’Union européenne et l’AI Act
L’AI Act, qui entrera en vigueur progressivement à partir de 2026, impose plus de transparence sur l’entraînement des IA, mais ne modifie pas encore le droit des brevets. L’article 53 du règlement impose notamment un résumé des données d’apprentissage utilisées pour entraîner les modèles. Une réforme plus ambitieuse pourrait suivre à moyen terme.
Un cadre à adapter, sans précipitation
La question de la brevetabilité des inventions générées par IA soulève des enjeux techniques, économiques et éthiques. Si la loi n’est pas encore adaptée à ces nouvelles formes de création, elle pourrait évoluer, à condition de préserver un équilibre entre encouragement à l’innovation et sécurité juridique.
À ce jour, une invention totalement autonome d’IA ne peut pas être protégée par un brevet. Mais dès qu’un humain joue un rôle déterminant, une protection est possible, à condition de respecter les critères classiques.
Dans l’attente d’une réforme, il est essentiel pour les acteurs du numérique et de l’innovation de documenter soigneusement leurs processus créatifs, de sécuriser contractuellement les droits et de rester attentifs aux évolutions législatives et jurisprudentielles.