27 septembre 2025

Brevet et droit de la concurrence : où sont les frontières ?

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Brevet et droit de la concurrence : où sont les frontières ?

L’articulation entre le droit des brevets et le droit de la concurrence constitue l’un des défis les plus complexes du droit économique contemporain. Ces deux branches du droit poursuivent des objectifs apparemment contradictoires : le droit de la propriété intellectuelle protège un intérêt particulier en garantissant au créateur qu’il pourra tirer profit de sa création en interdisant à toute personne non autorisée de porter atteinte à ses droits exclusifs, tandis que le droit de la concurrence vise à empêcher un comportement indésirable du marché et, en particulier, les abus de position sur un marché.

Un équilibre délicat entre monopole et concurrence

Il existe un lien étroit entre les droits de brevet et la concurrence qui présente deux caractéristiques. D’une part, les législations relatives aux brevets visent à empêcher la copie ou l’imitation de produits brevetés et complètent ainsi les politiques de concurrence en favorisant un comportement équilibré du marché. D’autre part, les lois relatives à la concurrence peuvent limiter les droits de brevet en empêchant les titulaires de brevets d’abuser de leurs droits.

Cette tension fondamentale nécessite un arbitrage constant. Un équilibre doit donc être trouvé entre la politique relative à la concurrence et les droits de brevet et cet équilibre doit permettre d’empêcher les abus de droits de brevet, sans annuler les avantages prévus par le système des brevets lorsque ces droits sont utilisés de façon appropriée.

Les pratiques anticoncurrentielles dans l’exploitation des brevets

Les restrictions par objet et par effet

Les brevets constituent des droits exclusifs dont la protection est certes reconnue mais dont l’exercice peut conduire à des pratiques anticoncurrentielles. De telles pratiques sont d’autant plus fréquentes et dommageables que l’entreprise titulaire d’un droit de propriété intellectuelle détient également une position dominante sur le marché en cause.

Le droit français et européen sanctionne particulièrement les accords qui ont pour objet ou pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur un marché. Les accords concernant l’exploitation des inventions n’échappent pas par leur nature, à l’application du droit des ententes.

L’affaire Servier : un cas d’école des accords « pay-for-delay »

L’affaire Servier illustre parfaitement les dérives possibles. La validité du brevet 947 ayant été remise en cause par plusieurs laboratoires génériques qui préparaient leur entrée sur le marché du périndopril, Servier a conclu avec ces derniers des accords transactionnels aux termes desquels les génériques renonçaient à contester le brevet et s’engageaient à rester en dehors du marché jusqu’à son expiration, en échange d’une contrepartie financière par Servier.

La Commission avait infligé, en 2014, des amendes d’un montant total de 427,7 millions d’euros à Servier et à cinq laboratoires génériques, considérant que les accords en cause, sous couvert d’une transaction, avaient en réalité pour objet et pour effet de restreindre la concurrence. La Cour de justice de l’Union européenne a confirmé en 2024 que les accords dits de « pay-for-delay » constituent des restrictions de concurrence par objet.

La théorie des facilités essentielles appliquée aux brevets

Les critères d’application

La théorie des facilités essentielles, développée à l’origine pour permettre l’accès à des infrastructures, a été appliquée pour la première fois aux droits de propriété intellectuelle dans l’affaire Magill du 6 avril 1995. Cette doctrine impose des conditions strictes : un refus d’accès dépourvu de justification objective, émanant d’une ou plusieurs entreprises en position dominante sur un marché amont, portant sur une facilité indispensable pour exercer une activité sur un marché aval, impossible à reproduire dans des conditions raisonnables, faisant obstacle à l’apparition d’un produit nouveau.

L’évolution jurisprudentielle : de Magill à IMS Health

L’application de cette théorie aux droits de propriété intellectuelle a connu une évolution significative. L’arrêt IMS a conduit à un glissement de l’application de la notion de facilité essentielle en faveur de firmes opérant sur le même marché, et proposant le même service, ce qui affaiblit considérablement le critère de nouveauté.

Dans l’affaire IMS Health, l’entreprise américaine IMS Health avait fait breveter une base de données modulaire s’appuyant sur les codes postaux allemands. Pour pouvoir concurrencer plus efficacement IMS sur ce marché, la société NDC désirait obtenir un accès à cette base de données – devenue un standard de marché. Devant le refus opposé par IMS de lui céder une licence d’exploitation, NDC saisit la Commission pour abus de position dominante.

Les brevets essentiels aux normes : un enjeu particulier

Le régime FRAND

Tel est notamment le cas lorsque le droit de propriété intellectuelle est constitué d’un brevet essentiel à une norme (BEN), les concurrents n’ayant alors d’autre choix que d’avoir recours au brevet s’ils veulent mettre en œuvre un produit conforme à la norme.

Un brevet essentiel est un brevet dont l’exploitation est « indispensable à tout concurrent envisageant de fabriquer des produits conformes à la norme à laquelle il est lié ». Ces brevets sont soumis à des obligations particulières : une licence FRAND signifie que la licence doit être : Fair (la licence ne doit pas comporter des termes limitant indûment la concurrence), Reasonnable (le prix de la licence ne doit pas être prohibitif), Non-Discriminatory (tout tiers doit être traité de la même manière).

L’affaire Huawei c/ ZTE

La détention d’un BEN par une entreprise en position dominante et le refus d’octroyer des licences FRAND à un tiers est à l’origine de la décision de la CJUE du 16 juillet 2015, dans laquelle ont été précisées les obligations incombant à la fois au titulaire du BEN et au licencié potentiel.

Cette jurisprudence établit un cadre procédural strict pour les actions en contrefaçon impliquant des brevets essentiels aux normes, équilibrant les droits du titulaire du brevet et les besoins de la concurrence.

Les défis contemporains et perspectives d’évolution

La complexité croissante des critères

Ces critères offrent indiscutablement aux autorités de concurrence une large marge de manœuvre pour apprécier si un comportement est ou non un abus. A partir de quand, en effet, peut-on considérer qu’un bien est véritablement nécessaire ou qu’il est nouveau ?

L’impact des accords de règlement

Le Tribunal a confirmé que ces accords amiables constituaient des restrictions de concurrence par leur objet, contraires au droit du marché unique en empêchant l’entrée sur le marché de concurrents. Il rappelle la jurisprudence développée par la Cour européenne qui « sanctionne l’usage anormal des droits de propriété intellectuelle ».

Les enjeux futurs de cette articulation

La frontière entre brevet et droit de la concurrence continue d’évoluer face aux défis technologiques contemporains. Les autorités de concurrence doivent arbitrer entre les bénéfices escomptés à la suite de l’octroi d’une licence, les innovations possibles par la divulgation d’informations, tout en prenant en compte l’impact de l’octroi d’une telle licence sur l’innovation.

Cette tension permanente entre protection de l’innovation et préservation de la concurrence nécessite une vigilance constante des autorités de régulation. L’évolution jurisprudentielle montre une tendance vers un contrôle renforcé des pratiques des titulaires de brevets, particulièrement lorsqu’ils détiennent une position dominante, tout en préservant les incitations à l’innovation qui justifient l’existence même du système des brevets.

L’équilibre reste fragile et doit être constamment réévalué au regard des évolutions technologiques et économiques, notamment dans les secteurs de haute technologie où les brevets essentiels aux normes jouent un rôle croissant dans la structuration des marchés.

Auteur : Dhenne Avocats.