Le 17 septembre 2019, une demande de brevet inhabituelle est déposée simultanément dans plusieurs juridictions mondiales. Pour la première fois dans l’histoire du droit des brevets, l’inventeur désigné n’est pas un être humain, mais une intelligence artificielle baptisée DABUS. Cette démarche audacieuse du Dr Stephen Thaler allait déclencher une bataille juridique internationale qui questionne les fondements mêmes de notre conception de l’invention.
DABUS : une IA qui prétend inventer
DABUS, acronyme de « Device for the Autonomous Bootstrapping of Unified Sentience » (Dispositif de démarrage autonome d’une sentience unifiée), est un système d’intelligence artificielle développé par Stephen Thaler, chercheur américain spécialisé dans les réseaux de neurones artificiels. Contrairement aux IA traditionnelles qui exécutent des tâches préprogrammées, DABUS simule le processus de brainstorming humain pour générer de nouvelles idées.
Les deux inventions revendiquées par DABUS illustrent cette capacité créative supposée : un récipient alimentaire basé sur la géométrie fractale, conçu pour optimiser la conservation de la chaleur, et une « flamme neuronale », dispositif lumineux imitant l’activité cérébrale pour attirer l’attention en situation d’urgence. Ces inventions, selon Thaler, ont été générées de manière autonome par l’IA, sans intervention humaine directe dans le processus créatif.
Une stratégie juridique mondiale : tester les limites du droit
L’initiative de Thaler s’inscrit dans le cadre de l’Artificial Inventor Project, un projet collaboratif associant universitaires et spécialistes du droit de la propriété intellectuelle. L’objectif avoué est de tester la capacité des systèmes juridiques existants à reconnaître les inventions générées par l’intelligence artificielle.
La stratégie adoptée consiste à déposer simultanément des demandes de brevet dans une douzaine de juridictions, désignant systématiquement DABUS comme inventeur. Cette approche coordonnée vise à créer une pression internationale et à identifier les failles ou les ouvertures dans les différents systèmes de brevets nationaux.
Le rejet quasi-unanime des offices de brevets
États-Unis : l’USPTO ferme la porte
L’United States Patent and Trademark Office (USPTO) rejette catégoriquement les demandes en avril 2020. L’office américain s’appuie sur une interprétation stricte de la loi fédérale sur les brevets, qui définit l’inventeur comme un « individu » ou un groupe d' »individus ». Cette position reflète une conception anthropocentrique de l’invention, ancrée dans la tradition juridique américaine.
Europe : l’OEB confirme l’exigence humaine
L’Office Européen des Brevets (OEB) adopte une position similaire, rejetant les demandes en décembre 2019. La décision J 8/20 de la Chambre de recours, rendue le 21 décembre 2021, confirme ce rejet en analysant minutieusement la Convention sur le brevet européen. Les juges concluent que l’inventeur désigné doit nécessairement être une personne physique disposant de la capacité juridique, excluant de facto toute entité artificielle.
Royaume-Uni : de la Patent Court à la Cour suprême
Au Royaume-Uni, l’affaire suit un parcours judiciaire complet. L’Intellectual Property Office (IPO) rejette initialement les demandes en novembre 2019. Le juge Marcus Smith de la Patent Court confirme ce rejet le 21 septembre 2020, estimant que le Patents Act de 1977 exige que l’inventeur soit une personne naturelle. La Cour d’appel maintient cette position en septembre 2021, et la Cour suprême britannique refuse finalement d’examiner l’affaire en décembre 2023, scellant définitivement le sort de DABUS outre-Manche.
L’exception australienne : un revirement spectaculaire
L’Australie offre le cas d’étude le plus fascinant de cette saga juridique. Le 30 juillet 2021, dans l’affaire Thaler v Commissioner of Patents [2021] FCA 879, le juge Jonathan Beach de la Cour fédérale australienne rend une décision révolutionnaire. Contrairement à ses homologues internationaux, il considère que rien dans le Patents Act australien n’exige explicitement que l’inventeur soit une personne humaine.
Le juge Beach adopte une interprétation évolutive de la loi, estimant que « l’inventeur peut être une intelligence artificielle » et que « les inventions faites par intelligence artificielle sont brevetables en Australie ». Cette décision fait sensation dans le monde juridique international et place temporairement l’Australie en position de pionnière.
Cependant, cette victoire est de courte durée. IP Australia fait immédiatement appel, et la Cour fédérale élargie (Full Federal Court) renverse la décision le 13 avril 2022 dans l’arrêt Commissioner of Patents v Thaler [2022] FCAFC 62. Les trois juges d’appel concluent unanimement qu’un inventeur doit posséder la capacité juridique, attribut exclusivement humain. La Haute Cour d’Australie refuse finalement d’examiner le pourvoi en novembre 2022.
L’Afrique du Sud : l’unique succès
Seule l’Afrique du Sud accorde finalement un brevet à DABUS en juillet 2021. Cette décision, prise par l’Office sud-africain de la propriété intellectuelle (CIPC), constitue une première mondiale. Cependant, cette victoire doit être relativisée : le système sud-africain de brevets fonctionne sur un principe d’enregistrement automatique, sans examen substantiel préalable. La validité de ce brevet pourrait donc être contestée devant les tribunaux sud-africains.
Les enjeux juridiques fondamentaux révélés
L’affaire DABUS met en lumière plusieurs questions cruciales pour l’avenir du droit des brevets :
- La définition de l’inventeur : les textes juridiques actuels, rédigés à une époque pré-IA, sont-ils adaptés aux réalités technologiques contemporaines ?
- L’attribution des droits : si une IA peut inventer, qui détient les droits patrimoniaux sur l’invention ? Le programmeur, l’utilisateur, le propriétaire de l’IA ?
- L’incitation à l’innovation : le système de brevets vise à récompenser l’effort créatif humain. Cette logique reste-t-elle pertinente pour les créations artificielles ?
Les répercussions sur l’écosystème de l’innovation
Au-delà des considérations purement juridiques, l’affaire DABUS soulève des enjeux économiques majeurs. Les entreprises investissent massivement dans l’IA générative, et l’incertitude juridique sur la brevetabilité de leurs innovations pourrait freiner ces investissements. Paradoxalement, une reconnaissance trop large des IA comme inventrices pourrait également dévaloriser l’innovation humaine et créer une inflation de brevets artificiels.
L’évolution nécessaire des cadres juridiques
Face à ces défis, plusieurs pistes d’évolution se dessinent. L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) mène actuellement des consultations internationales sur l’IA et la propriété intellectuelle. Les discussions portent notamment sur la création d’un statut juridique hybride pour les créations d’IA, ou sur l’adaptation des critères traditionnels de brevetabilité.
Certains experts proposent un système à deux vitesses : maintenir l’exigence d’un inventeur humain pour les brevets traditionnels, tout en créant un régime spécifique pour les inventions assistées ou générées par IA, avec une durée de protection réduite et des conditions d’attribution clarifiées.
L’héritage de DABUS dans le droit contemporain
Bien que DABUS n’ait pas réussi à s’imposer comme inventeur reconnu dans la majorité des juridictions, son impact sur le droit des brevets est indéniable. L’affaire a forcé les législateurs, les juristes et les offices de brevets à confronter leurs présupposés anthropocentriques à la réalité de l’innovation artificielle.
Elle a également révélé les limites des interprétations purement textuelles du droit face aux évolutions technologiques. Les décisions rendues dans cette affaire serviront de précédents pour les futures questions liées à l’IA et à la propriété intellectuelle, établissant un corpus jurisprudentiel qui guidera l’évolution du droit dans ce domaine.
L’affaire DABUS marque ainsi un tournant dans l’histoire du droit des brevets, non pas par ses succès, mais par les questions fondamentales qu’elle a soulevées et les débats qu’elle continue d’alimenter dans la communauté juridique internationale.